Léo était affalé sur son canapé, dans cette position intermédiaire entre l’abandon total et la veille contemplative. Un livre ouvert reposait sur son ventre, les pages tournées vers le plafond, comme si elles tentaient de capter un message venu d’en haut. Par la fenêtre entrouverte, la rumeur douce de Paris montait jusqu’à son petit appartement sous les toits. Il n’avait rien prévu pour la journée, comme souvent.

Il sourit. Rien prévoir, c’était un art, une résistance tranquille à la tyrannie de l’agenda.

Un courant d’air souleva un coin du vieux plaid qui traînait là depuis l’hiver. Léo regarda la couverture s’agiter mollement, comme un écho à sa propre existence. Il se laissa glisser un peu plus dans le canapé, position idéale pour plonger dans ses pensées. C’est là que tout commença à remonter, comme un film en accéléré mais sans urgence.

Dès la maternele, Léo avait senti qu’il y avait quelque chose d’étrange dans le monde. Il se souvenait d’Antoine, toujours premier à courir vers la balançoire, comme si la vie en dépendait. Caroline, elle, avait une obsession pour les puzzles : il fallait les finir, vite, comme si le dernier morceau déclenchait un feu d’artifice. Darius pleurait si on ne le choisissait pas en premier pour un jeu, et Hélène organisait déjà des « projets » de châteaux de sable, donnant des consignes comme une petite cheffe.

Léo, lui, aimait bien rester sous le grand arbre du coin de la cour, à regarder les nuages. On l’avait traité de rêveur – le premier d’une longue série de qualificatifs : lent, distrait, nonchalant. Il n’en avait jamais pris ombrage. C’était juste sa manière d’être.

Ses souvenirs glissèrent sans heurt vers la suite. Les copains avaient grandi, mais pas leur empressement. Les cartables pesaient plus lourd, les emplois du temps se remplissaient, les récréations devenaient des champs de compétition. Qui avait les meilleures notes ? Qui était le plus rapide à finir le contrôle ? Qui collectionnait le plus de billes ?

Léo regardait tout ça avec un détachement paisible. Il aimait bien apprendre, mais sans se presser. Il faisait ses devoirs, parfois sur un coin de table, parfois allongé par terre, un crayon à la main, l’esprit flottant entre les lignes. Quand il lisait, c’était pour le plaisir, pas pour un score.

Puis était venu le collège, avec son cortège de pressions nouvelles. Les notes devenaient des enjeux, les profs parlaient déjà d’« orientation ». Ses amis couraient après des activités extrascolaires : Hélène faisait du piano, Giulia de la danse, Bernard s’était lancé dans le coding, et Eléonore parlait déjà de médecine.

Léo, lui, traînait. Non par manque de curiosité, mais parce qu’il refusait de se laisser happer. Il aimait les choses qui n’avaient pas de but immédiat : regarder les ombres s’allonger sur le sol en fin d’après-midi, griffonner des débuts d’histoires jamais finies, écouter un album entier sans rien faire d’autre.

Quand il avait confié à Francis qu’il aimait « juste passer le temps », ce dernier avait éclaté de rire. « Passer le temps ? Mais il faut l’occuper, le temps ! Sinon, il te glisse entre les doigts ! » Léo avait hoché la tête, sans argumenter. Pourquoi faudrait-il toujours remplir les interstices ? N’était-ce pas dans ces espaces vides que se nichait la vraie saveur de l’existence ?

Il avait pourtant essayé. À l’université, sous la pression de ses parents et de ses amis, il s’était inscrit à des cours, avait tenté des projets. Il s’était retrouvé dans un groupe de travail avec Caroline, toujours aussi énergique. Elle envoyait des messages à minuit pour planifier une réunion à 8 heures. Léo venait, prenait des notes, participait. Mais son cœur n’y était pas.

Il avait décroché un stage, puis un job. Un bureau, un ordinateur, des réunions. La routine. Pendant quelques mois, il avait joué le jeu. Levé à sept heures, café avalé à la hâte, métro bondé, journées rythmées par des deadlines absurdes. Il voyait les visages tendus, entendait les soupirs exaspérés devant les mails. Il faisait ce qu’on attendait de lui, sans jamais vraiment s’y investir.

Puis, un matin, il s’était réveillé avec une certitude tranquille : ce n’était pas sa place.

Depuis, Léo avait réaménagé sa vie. Des petits boulots, ici et là, juste assez pour payer le loyer de son appartement sous les toits. Il avait appris à se contenter de peu : quelques bons livres, du temps pour flâner, des soirées à observer les lumières de la ville.

Ses amis passaient parfois. Bernard parlait de ses projets tech, Hélène de ses concerts, Giulia de ses voyages. Tous avaient des vies pleines, riches, cadrées. Ils le regardaient avec un mélange d’amusement et d’incompréhension.

« Tu ne t’ennuies jamais, Léo ? » demandait souvent Eléonore.

Il souriait toujours à cette question. Comment expliquer qu’il trouvait l’ennui aussi nourrissant qu’une activité ? Que dans les moments où il « ne faisait rien », il sentait la vie vibrer avec plus d’acuité ?

Léo revint au présent. Le soleil glissait sur le parquet, dessinant des lignes dorées. Son café avait refroidi sur la table basse, à côté d’un carnet à moitié rempli.

Il n’éprouvait aucune nostalgie, aucun regret. Ses amis couraient toujours, heureux à leur manière. Lui continuait à marcher à son propre rythme, savourant chaque détour.

Il se redressa légèrement, attrapa son stylo et écrivit dans son carnet : « Confessions d’un glandouilleur : je n’ai jamais rien fait d’important. Juste des choses essentielles. »

Il posa le carnet, s’étira longuement, et laissa le temps couler, sans chercher à le retenir. Après tout, il n’y avait rien d’autre à faire. Et c’était parfait ainsi.