Léo n’était pas en retard. Il ne pouvait pas l’être. Il avait supprimé toutes ses notifications, tous ses rappels, toutes ses contraintes. Il avait mis son téléphone en mode avion il y a trois jours, et personne n’était mort.
Installé sur son vieux canapé en velours jaune, les pieds posés sur la table basse, il regardait… rien. Ou plutôt, il regardait les rayons de soleil traverser paresseusement les voilages, projetant sur le mur des motifs mouvants. Il trouvait ça fascinant. Poétique même. Il n’avait pas bougé depuis quarante-cinq minutes.
Et il était parfaitement heureux.
Il n’avait pas toujours été comme ça. Avant, Léo avait un agenda. Un vrai, en papier, avec des cases trop petites pour tous les rendez-vous qu’il y entassait. Avant, il courait dans le métro, pestait contre les gens trop lents, envoyait des mails à minuit avec l’objet : « Urgent !!! » (avec trois points d’exclamation). Et puis un matin, il s’était levé avec une boule dans la gorge. Pas d’angoisse, non. Une autre forme de boule. Une espèce de ras-le-bol solide.
C’est ce jour-là qu’il avait rencontré la glandouille.
Pas un coup de foudre. Un glissement. Il s’était assis sur son canapé. Il avait soupiré. Il avait regardé les murs. Et il était resté là. Trois heures. Le début d’une grande aventure.
Chapitre 2 — Léa et le syndrome de la page blanche
Léa, de son côté, était autrice. Ou du moins, elle essayait de l’être. Elle écrivait beaucoup de débuts d’histoires, et très peu de fins. Elle accumulait les carnets entamés, les idées griffonnées, les projets en suspens. Sa bibliothèque était un cimetière de chapitres orphelins.
Elle vivait dans un petit appartement du 11e arrondissement, avec une plante qui survivait malgré tout, un chat qu’elle avait appelé « Point Final », et un fauteuil en rotin un peu cassé qu’elle avait trouvé dans la rue.
Un jour, alors qu’elle luttait depuis des heures avec une phrase qui refusait de venir, elle s’était levée pour aller chercher un café. Mais au lieu de revenir à son bureau, elle s’était affalée dans le fauteuil.
Et elle n’en était plus jamais vraiment sortie.
Oh, elle se levait pour manger, faire pipi ou caresser Point Final. Mais plus jamais pour courir après le sens de la vie, ni celui de ses paragraphes. Elle avait trouvé autre chose. Un rythme. Une lenteur. Une respiration.
Elle avait appris à glandouiller.
Chapitre 3 — Premiers principes fondamentaux
Ni Léo ni Léa ne savaient qu’ils étaient sur un chemin. Celui de la grande école invisible de la Glandouille. Une école sans examens, sans profs, sans obligations. Juste des principes, des lois douces, des invitations à ralentir.
Voici quelques règles qu’ils avaient découvertes, chacun de leur côté :
1. Ne rien faire, c’est déjà faire quelque chose.
Regarder les nuages, écouter le frigo ronronner, attendre que le thé refroidisse… Toutes ces actions, bien qu’invisibles, nourrissent l’âme.
2. Le temps ne doit pas être rempli. Il doit être vécu.
Fini les « je dois profiter de ma journée ». La journée se suffit à elle-même. Être présent, c’est déjà suffisant.
3. L’inachevé est une œuvre à part entière.
Un tiroir à moitié trié, un poème qui s’arrête au troisième vers, une idée suspendue — tout cela a sa beauté propre. Léa en faisait une collection. Léo aussi, dans ses pensées.
Chapitre 4 — La rencontre
Ils se rencontrèrent un mercredi, dans un parc. Léo lisait un livre sans couverture (il avait arraché la couverture pour ne pas se sentir obligé de le finir). Léa dessinait une chaise vide dans son carnet. Le banc sur lequel ils étaient assis était long. Ils s’installèrent chacun à une extrémité.
— Tu fais quoi ? demanda Léa après un long silence partagé.
— Rien. Toi ?
— Pareil.
Ils sourirent.
Ce fut leur première conversation. La plus complète aussi. Pendant une heure, ils partagèrent un silence complice, interrompu seulement par le bruissement des feuilles.
Ce n’est que plus tard, au fil des rencontres fortuites — dans une librairie où aucun des deux n’achetait jamais rien, dans un café où le serveur oubliait souvent de venir — qu’ils échangèrent plus de mots.
Ils n’échangèrent jamais de numéros. Leur amitié était une dérive, une suite d’accidents heureux.
Chapitre 5 — Le manifeste glandouilleur
Un soir, chez Léo, avec Caroline et Darius vautrés sur le tapis, Hélène endormie sur le fauteuil, et Bernard qui tricotait un pull qu’il ne finirait jamais, Léo se leva soudain.
— Je crois qu’on tient quelque chose, dit-il.
— Le fromage est au frigo, proposa Caroline.
— Non. Je veux dire : une philosophie. Un art de vivre.
Il prit un stylo et un vieux carton de pizza, et écrivit :
Manifeste de la Glandouille :
– Refuser la frénésie, sans refuser la vie.
– Honorer l’inutile, le doux, le lent.
– Ne pas avoir honte de contempler.
– Défendre les projets inachevés comme des poèmes ouverts.
– Savoir perdre son temps comme on perd ses clés : par surprise, mais sans drame.
– S’asseoir. Écouter. Respirer. Rêver. Et recommencer.
Ils l’accrochèrent au mur. Puis ils oublièrent qu’il existait.
Chapitre 6 — Transmission lente
Léa, de son côté, avait écrit une nouvelle intitulée « Ne rien faire et l’assumer ». Elle ne l’avait jamais envoyée à personne. Mais elle l’avait imprimée et glissée dans un livre de la bibliothèque municipale. Un geste discret. Une transmission lente. Elle y parlait de Léo sans le nommer, de son chat Point Final, de la poésie des tasses oubliées.
Et un jour, une autre main découvrit ce texte. Et sourit.
Chapitre 7 — Ne pas conclure
Il n’y a pas de fin à cette histoire. Pas parce qu’elle est inachevée, mais parce qu’elle est continue. Léo continue de glandouiller. Léa aussi. Parfois ensemble. Parfois seuls.
Ils ne cherchent pas à devenir meilleurs. Ils cherchent à être. Pleinement. Même dans le vide, même dans l’ennui, même dans les parenthèses.
Ils sont les ambassadeurs tranquilles de la glandouille. Les passeurs d’un mode de vie sans performance, sans culpabilité, sans chrono.
Et maintenant que vous avez lu ceci, peut-être est-ce à votre tour de poser le téléphone, de regarder le plafond, de laisser venir un soupir long et doux…
Et de commencer, vous aussi, à glandouiller sans peine.